Partout où les démocraties libérales reculent, là où les peuples désorientés cèdent aux populismes de tous bords qui leur vendent une illusoire protection en échange d’abandons de liberté, partout les signaux annonciateurs du fascisme se multiplient, quand il n’est pas déjà installé.
La progression des droites radicales en Europe, aux États-Unis et ailleurs, ouvre la porte à un retour de certaines idées fascistes. Combinée à l’échec de nombreux régimes démocratiques à déployer dans la durée les conditions d’apaisement des sociétés, la dédiabolisation sournoise permet aux simplismes brutaux de s’imposer progressivement dans les opinions publiques.
Il n’est sans doute pas inutile de relire Umberto Eco et les quatorze signaux qu’il nous propose pour reconnaître le fascisme.
Leur lecture est d’autant plus éclairante qu’elle est, près de trente ans après leur publication, d’une actualité malheureusement brûlante.
Voici ses clés pour débusquer cette idéologie mortifère afin, bien sûr, de la combattre.
1- La première caractéristique du fascisme éternel est le culte de la tradition. Il ne peut y avoir de progrès dans la connaissance. La vérité a été posée une fois pour toute.
2- Le conservatisme implique le rejet du modernisme. Le rejet du monde moderne se dissimule sous un refus du mode de vie libéral, mais il a principalement consisté en un rejet de l’esprit de 1789. La Renaissance, l’Âge de Raison sonnent le début de la dépravation moderne.
3- Le fascisme éternel entretient le culte de l’action pour l’action. Réfléchir est une forme d’émasculation. En conséquence, la culture est suspecte en cela qu’elle est synonyme d’esprit critique.
4- Le fascisme éternel ne peut supporter une critique analytique. L’esprit critique opère des distinctions, et c’est un signe de modernité. C’est sur le désaccord que la communauté scientifique fonde les progrès de la connaissance. Pour le fascisme, le désaccord est trahison.
5- En outre, le désaccord est synonyme de diversité. Le fascisme éternel se déploie et recherche le consensus en exploitant la peur innée de la différence et en l’exacerbant. Le fascisme éternel est raciste par définition.
6- Le fascisme puise dans la frustration individuelle ou sociétale. L’un des critères du fascisme historique a été la mobilisation d’une classe moyenne, souffrant de la crise économique ou d’un sentiment d’humiliation, et effrayée par la pression des groupes sociaux inférieurs.
7- Aux personnes privées d’une identité sociale claire, le fascisme éternel répond qu’elles ont pour seul privilège, plutôt commun, d’être nées dans un même pays. C’est l’origine du nationalisme. En outre, ceux qui vont absolument donner corps à l’identité de la nation sont ses ennemis. Ainsi, y a-t-il à l’origine de la psychologie du fascisme éternel, une obsession du complot, potentiellement international. Et ses auteurs doivent être poursuivis. Suite caractéristique du fascisme : la meilleure façon de contrer le complot est d’en appeler à la xénophobie. Mais le complot doit pouvoir aussi venir de l’intérieur.
8- Les partisans du fascisme doivent se sentir humiliés par la richesse ostentatoire et la puissance de leurs ennemis.
9- Pour le fascisme éternel, il n’y a pas de lutte pour la vie mais plutôt une vie vouée à la lutte. Le pacifisme est une compromission avec l’ennemi et il est mauvais à partir du moment où la vie est un combat permanent.
10- L’élitisme est un aspect caractéristique de toutes les idéologies réactionnaires. Le fascisme éternel ne peut promouvoir qu’un élitisme populaire. Chaque citoyen appartient au meilleur peuple du monde, les membres du parti comptent parmi les meilleurs citoyens.
11- Dans une telle perspective, chacun est invité à devenir un héros. Le héros du fascisme éternel rêve de mort héroïque, qui lui est vendue comme l’ultime récompense d’une vie héroïque.
12- Le fasciste éternel transporte sa volonté de puissance sur le terrain sexuel. Il est machiste (ce qui implique à la fois le mépris des femmes et l’intolérance et la condamnation des mœurs sexuelles hors normes : chasteté comme homosexualité).
13- Le fascisme éternel se fonde sur un populisme sélectif, ou populisme qualitatif pourrait-on dire. Le Peuple est perçu comme un qualité, une entité monolithique exprimant la Volonté Commune. Étant donné que des êtres humains en grand nombre ne peuvent supporter une Volonté Commune, c’est le Chef qui peut alors se prétendre leur interprète. Ayant perdu leurs pouvoirs délégataires, les citoyens n’agissent pas; ils sont appelés à jouer le rôle du Peuple.
14- Le fascisme éternel parle la novlangue inventée par Orwell dans 1984. Elle se caractérise par un vocabulaire pauvre et une syntaxe rudimentaire de façon à limiter les instrument d’une raison critique et d’une pensée complexe.
Umberto Eco – Reconnaître le fascisme (1997)